Accords de libre-échange : on n’arrête plus les serial-dealers de l’agriculture…

Qu’elles semblent loin les envolées pré-électorales sur la réciprocité des normes en agriculture, sur la bataille que la France entendait mener pour imposer des « clauses-miroirs » dans tous les accords de libre-échange (ALE) ! Décapé, le vernis protecteur qui devait protéger nos agriculteurs des concurrences déloyales… Le Gouvernement français a eu vite fait de retrouver sa droiture libérale. Il laisse désormais filer la conclusion de toute une série d’accords : UE-Nouvelle-Zélande, UE-Chili, UE-Mexique, UE-Australie, UE-MERCOSUR...

Comme chaque fois, le secteur agricole et alimentaire continue d’être une porte d’entrée principale dans la conclusion de bons deals commerciaux avec les autres secteurs d’activité. Les filières bovine, ovine, avicole sont en première ligne, avec toujours plus de quotas supplémentaires libres de droits de douanes, et des garanties sanitaires et de traçabilité plus que floues.

La France en roue libre

Depuis le mois d’octobre dernier, les signes d’un abandon en rase campagne se multipliaient. La  ligne politique du Gouvernement a bien consisté pendant quelques semaines à tenter de masquer l’avalanche des ALE en cours de négociation et l’opacité de leurs contreparties agricoles. Elle dévoile désormais plus ouvertement que le secteur agricole reste une monnaie d’échange indépassable pour obtenir l’ouverture d’autres marchés comme les matières premières sensibles, le secteur automobile ou l’ensemble des filières de services.

Déjà lors du Sommet de l’Elevage de Clermont-Ferrand, le discours du  Ministre de l’Agriculture (et de la Souveraineté alimentaire) apparaissait particulièrement ambiguë... pour ne pas dire atteint de cette fameuse langue de bois. Juste avant sa visite, le 4 octobre, plusieurs réponses à une interview du quotidien La Montagne nous avaient laissés plus que perplexes. Il déclarait notamment que « jusqu’à la guerre en Ukraine, nous avons pensé que la question de l’alimentation était derrière nous.  Et que si d’autres pouvaient s’occuper de nous nourrir, ce ne serait pas si mal que çà. C’est une forme d’insouciance collective quasiment au niveau européen. » Mais de quel « nous » parlait donc le Ministre ? S’agissait-il une nouvelle fois de botter en touche pour essayer de faire croire que les libéraux européens ne sont pas pleinement conscients des méfaits de leurs orientations politiques pour l’agriculture française et européenne ? Il formulait aussi en ces termes l'aveu d’échec de 6 mois de présidence française de l'UE : « la présidence française du Conseil de l’Union européenne a été l’occasion de remettre sur la table la question de la réciprocité des normes, de clauses miroir. Nous devons poursuivre dans cette voie. » La table est mise, mais le repas respectant les normes européennes et françaises n’est jamais servi.

Le même jour, dans le débat organisé devant 600 lycéens agricoles dans le grand amphithéâtre du Sommet, jamais le Ministre ne prononça les mots tabous : « accords de libre-échange ». Et pas beaucoup plus sur une éventuelle stratégie de protection devant l’explosion des importations agricoles.

Depuis, chaque audition ministérielle est empreinte de ces faux-aveux d’impuissance ou de tentatives de diversion qui ne sont que les faux-nez d’un libéralisme parfaitement assumé. Malgré le fait que la poursuite de  l’intensification des échanges agricoles est en évidente contradiction, non seulement avec nos objectifs climatiques mais également avec la nécessité de recouvrer une véritable capacité de production nationale sur de très nombreuses filières, en toute circonstance, le discours est identique. On explique que ce n’est finalement pas très important. Que çà ne sert pas à grand-chose. Qu’il faut bien continuer de commercer. Que le libre-échange doit s’assumer au profit de certaines filières agricoles (vins et spiritueux par exemple) ou industrielles et de services.

Certes, on n’a jamais cru à la volonté des serial-dealers de la Commission européenne de protéger l’agriculture familiale européenne et française. Mais la France avait longtemps su porter une force de conviction et un poids dans l’orientation des choix agricoles qui permettait d’éviter le coup de force libéral permanent. Ce n’est manifestement plus le cas. L’alignement politique derrière les Etats  les plus réfractaires à toute politique agricole coordonnée et protectrice (et la main invisible des multinationales de l’agroalimentaire et de la distribution) est patent. Dans cette situation, le plus burlesque réside sans doute dans le fait de disposer depuis 6 mois d’un Ministre de la « Souveraineté alimentaire »… à moins qu’il ne s’agisse de rendre visible l’intense travail de subversion du concept que tentent d’opérerses opposants de toujours.

Les clauses… miroir aux alouettes

De la même manière qu’il ne faut surtout pas toucher au grisbi des spéculateurs de l’énergie au sein de l’UE, il ne faut surtout pas toucher aux négociateurs qui ouvrent de bons deals commerciaux au détriment des agriculteurs européens.

Les « clauses miroir » sont ainsi en passe d’être rangées dans les tiroirs par la Commission. Si bien qu’on se prête désormais aux concours de sémantique, en rappelant les distinctions subtiles entre « mesures miroir » et « clauses miroir » (audition d’Olivier Becht, ministre délégué auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères chargé du commerce extérieur, de l'attractivité et des Français de l'étranger, sur sa feuille de route et la préparation du Conseil des affaires étrangères (commerce) du 25 novembre 2022). Les secondes ne seraient ainsi pas vraiment nécessaires pour assurer la protection des agriculteurs et des consommateurs...

La vérité est sans doute beaucoup moins nuancée. Jamais la Commission n’a infléchi sa position de gardienne du temple du droit commercial de l’OMC. Jamais elle n’a souhaité remettre en cause les principes de libre concurrence sur des marchés agricoles mondialisés.

Que dire enfin de l’accord trouvé le 6 décembre 2022 entre le Parlement européen, les Etats membres et la Commission européenne sur un règlement visant à lutter contre la déforestation importée ? Il contraindrait les entreprises importatrices de viandes du MERCOSUR à recueillir les données de géolocalisation des lieux d’élevage des bovins en exigeant un suivi individuel « de la naissance à l’abattage » afin de justifier de leur production sur des terres non-issues de la déforestation. Outre que le diable temporel se cache dans les détails, puisque cet accord ne porterait que sur les terres déboisées après le 31 décembre 2020, on se demande bien comment l’UE viendra s’assurer de l’efficacité de tels systèmes de traçabilité… fondés sur l’auto-déclaration dans les pays d’origine. Sans aller jusqu’à expliciter la créativité et les subtilités technocratiques des concepts tels que la « diligence raisonnable », il y a fort à parier qu’en quelques mois les dizaines de milliers de tonnes de viande bovine supplémentaires ouvertes à l’importation au sein de l’UE soient toutes étiquetées « non-issues de la déforestation ».

La tentative de coup de force démocratique

Une autre intense bataille sévit pour imposer au plus vite la conclusion d’un maximum d’accords commerciaux européens : écarter l’avis des Parlements nationaux. L’épisode démocratique douloureux du CETA reste en effet en travers de la gorge de tous les libéraux européens comme nationaux. Aussi la Commission agit avec obstination pour empêcher désormais systématiquement que ces accords commerciaux fassent l’objet d’un vote des représentations nationales.

L’enjeu de la définition du cadre juridique européen des accords commerciaux est essentiel. Car si l’objet d’un accord n’est pas considéré comme relevant de la compétence exclusive de l’UE, les Etats sont légalement tenus de le mettre en application uniquement après approbation de leurs Parlements. Ces accords appelés « accords mixtes » n’entreraient pas dans l’interprétation de l’article 3 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui précise que l’Union dispose d’une compétence exclusive pour la politique commerciale.

 Le Gouvernement français fait le plus souvent mine de jouer l’indignation devant cette tentative de coup de force de la Commission. Mais il se satisfait en réalité de ne pas avoir à lancer de tels débats de fond devant le Parlement. L’accord conclu avec la Nouvelle-Zélande en juin dernier entend ouvrir la voie aux autres accords (UE-Chili, UE-Mexique, UE-MERCOSUR…) pour qualifier systématiquement les ALE d’accords « non-mixtes », et donc écartés de fait de l’examen par les Parlements nationaux. C’est d’ailleurs pour lever l’indécision de la France dans cette bataille fondamentale qu’André Chassaigne, Fabien Roussel et les députés communistes ont déposé le 31 octobre 2022 une proposition de résolution relative à la ratification de l’accord commercial entre la Nouvelle-Zélande et l’Union européenne par les parlements nationaux, qui doit être examinée en janvier 2023 par la Commission des Affaires européennes de l’Assemblée nationale.

La dangerosité de la politique commerciale européenne pour notre agriculture ne doit surtout pas rester sous les radars.

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