La souveraineté alimentaire est un combat politique

 Avec l’arrêt momentané de certains échanges commerciaux, la crise du COVID-19 a remis pendant quelques semaines au centre des enjeux de sûreté pour notre pays la question de la production agricole et de l’approvisionnement alimentaire. Dans la foulée, les derniers mois ont donc été l’occasion pour de nombreux responsables politiques ou « experts » de redécouvrir et d’utiliser médiatiquement le concept de « souveraineté alimentaire ». Plus un jour ne passe sans que cette recherche de souveraineté ne soit brandie, affichée… et surtout instrumentalisée ! 

 Car derrière le slogan devenu tendance se cache en réalité une intense bataille de détournement idéologique. En effet, le concept n’a pas surgi subitement tel un effet secondaire du COVID 19 pour esprit en mal d’éléments de langage. Il est d’abord issu de la construction politique des mouvements agricoles progressistes et altermondialistes (et de la Via Campesina en particulier), avec pour acception générale de permettre aux peuples, aux Etats ou groupes d’Etats régionaux de pouvoir décider librement de leurs politiques agricoles et alimentaires comme des moyens publics d’assurer le développement de leur autonomie et de leurs modèles propres de production, de coopération et de distribution . 

 Les pays d’Afrique et d’Asie du Sud-Est (mais aussi d'Amérique latine) sont les premiers concernés par le champ qu’il recouvre puisqu'ils concentrent l’essentiel des populations sujettes à la sous-alimentation et à la malnutrition. La FAO annonce ainsi dans son dernier rapport annuel publié le 13 juillet 2020, que 690 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde, un chiffre en augmentation de 10 millions en une année, et de 60 millions en 5 ans. L’insécurité alimentaire, c’est-à-dire l’impossibilité d’avoir un accès régulier à une alimentation saine, équilibrée et nutritive, toucherait elle, près de 2 milliards de personnes, avec 21,3 % des enfants qui souffriraient de retards de croissance dans le monde en 2019. Avec la pandémie de Covid 19, l’ONU alerte et table sur une hausse de 83 à 132 millions de personnes supplémentaires souffrant de sous-alimentation en 2020

 Mais nous aurions tort de penser que le risque de « crise » alimentaire ne menace que des centaines de millions de personnes dans les pays du Sud. Il concerne aussi des dizaines de millions de Français et d’Européens, dont  un nombre croissant sont déjà dans l’incapacité, au regard de l’insuffisance de leurs revenus et/ou du niveau de leurs dépenses contraintes, de subvenir à leurs besoins alimentaires élémentaires. Alors que 17,3 % des Européens, soit 87 millions de personnes, vivaient déjà sous le seuil de pauvreté en 2015 selon Eurostat, le taux de pauvreté en Europe va progresser fortement avec la crise. En France, les demandes d’aide alimentaire ont progressé de 20 % à  40 % ces derniers mois selon les différentes associations caritatives. 

 Face à ces chiffres, l’ambition de nourrir correctement tous les Français et les Européens ne peut se résumer à une simple politique de sécurité des approvisionnements alimentaires et d'ajustement par la concurrence sur les marchés agricoles mondiaux. La crise alimentaire qui vient est d’abord révélatrice de l’impasse dans laquelle nous ont conduit les choix successifs de déréglementation et de libéralisation du secteur agricole depuis les années 1990.  L’inclusion « forcée » de l’agriculture dans les accords commerciaux internationaux (GATT puis OMC), puis dans les accords d’association ou de libre-échange européens, tient une responsabilité particulière dans l’accroissement des déséquilibres et des dépendances. Les résultats de plus de 30 années de politiques néolibérales mériteraient ainsi une véritable évaluation internationale, d’abord sur le strict plan de la problématique alimentaire, mais également sur les effets induits par les spécialisations agricoles et la compétition internationale vis-à-vis de la capacité d’agrosystèmes profondément transformés, à répondre demain aux enjeux alimentaires, climatiques, sociaux et environnementaux dans chaque pays. 

 Une évaluation qui s’avérerait sans doute très utile pour déconstruire toute une série de mythes économiques, et à nourrir un peu plus la conviction d’une urgence : celle de reconquérir des garanties démocratiques quant à la capacité des peuples à décider librement de leurs choix et de leurs politiques publiques agricoles et alimentaires. Cette bataille-là est centrale. Elle conditionne, de mon point de vue, les possibilités de chacune des régions du monde, et de chaque peuple, à sortir durablement de la sous-alimentation et de la malnutrition, en développant leurs propres capacités productives et complémentarités locales ou régionales. 

 Les nouveaux défenseurs de la souveraineté alimentaire seraient-ils donc désormais tous convaincus par cette nécessité ? On peut en douter. Car un rapide tour d’horizon des articles de presse avec pour titre « souveraineté alimentaire » donne plutôt à voir toute l’étendue des contradictions qui se cachent derrière l’utilisation de la notion. En particulier, les libéraux s’empressent systématiquement de relativiser : ce qu’il nous faut, c’est bien plus d'une « sécurité alimentaire » que d'une « souveraineté alimentaire ». Une tribune de l’agroéconomiste Jean-Marie Séronie publiée le 28 avril 2020 sur le site Terre-net, et intitulée « Souveraineté alimentaire : de quoi es-tu vraiment le nom ? », vient assez bien résumer le fond des divergences idéologiques existantes et du travail « de réaction » à l’œuvre : « Nous importons de plus en plus mais nous exportons, en valeur, largement plus que ce que nous importons, même si cet écart diminue. Deux secteurs sont emblématiques : la viande et les fruits et légumes. Alors que nous encourageons, depuis des années, la consommation de fruits et légumes pour des enjeux de santé publique, nous importons presque 50 % des légumes et 60 % des fruits. Certaines filières ont presque totalement déserté notre territoire principalement pour des raisons de compétitivité, de coûts salariaux en particulier. Corriger cette situation demandera beaucoup d’énergies et d’investissements. Il faudra agir à la fois sur le consentement à payer un peu plus des consommateurs, différencier davantage certains produits, baisser le coût du travail mais aussi que les agriculteurs gagnent en productivité dans leurs exploitations. » […] « Nous n’allons pas inventer les phosphates que nous n’avons pas dans notre sous-sol ! Nous ne serons donc jamais autonomes. À l’idée de souveraineté, d’autonomie, d’autosuffisance, préférons l’idée de sécurité alimentaire. En plus ce concept ne présente pas d’ambiguïté d’arrière-pensée de fermeture, de repli sur soi mais ouvre plutôt sur l’anticipation, l’organisation. »

 Avec Jean-Marie Séronie, nous touchons très directement au travail de détournement intellectuel de la dimension systémique et transformatrice du concept de « souveraineté alimentaire », mais aussi des notions qui lui sont étroitement liés comme la recherche de « l’autosuffisance alimentaire » et le principe d’un « droit à l’alimentation ». Car le débat n’est précisément pas seulement de savoir si la France et l’Union européenne seront en capacité « d’anticiper » ou de « s’organiser » pour s’assurer des moyens de disposer de suffisamment de nourriture pour leurs populations. Le débat que nous défendons, c’est celui de savoir si les Français et les Européens seront en capacité de construire démocratiquement leurs choix agricoles et alimentaires permettant d’assurer durablement l’essentiel des productions sur le territoire national et européen, tout en respectant pleinement les choix des autres pays et régions du monde. Nous changeons là radicalement de perspective politique d’avec la version « allégée » de la seule « sécurité alimentaire », soluble dans l’ouverture des marchés, et qui ne s’intéresse jamais vraiment aux modèles de production et à la coopération internationale.  

 Un autre exemple de cette bataille idéologique fondamentale tient à l’absence récurrente d’interrogation sur la mesure de la balance commerciale agricole française et européenne et sur les effets systémiques de son évolution ces trente dernières années. L’idée d’une « montée en gamme » de nos exportations pour compenser la croissance de nos importations semble être de plus en plus largement partagée. Mais ce « recyclage qualitatif » de la théorie des avantages comparatifs ne s’accompagne quasiment jamais d’une réflexion sociale sur la destination de ces productions, notamment celles sous signe identification de la qualité et d’origine (SIQO). Faut-il ainsi simplement se féliciter d’exporter mieux en valeur que ce que nous importons, sans s’interroger sur les effets de ces importations sur les agrosystèmes et les populations locales ? Peut-on s’extraire de tout examen sur l’intérêt et la pertinence alimentaire d’une politique commerciale visant à exporter plus de produits sous SIQO (IGP, AOP, AB, label rouge) à destination des plus riches consommateurs américains, japonais ou chinois, plutôt que de soutenir les moyens concrets des ménages et des enfants français et européens les plus modestes d’accéder très régulièrement à ces produits ? La « montée en gamme », uniquement pour les plus riches du monde, est-elle une politique alimentaire acceptable ? 

 Je reprendrai enfin un dernier exemple extrait de la même tribune de Jean-Marie Séronie (décidément !), et qui dénote toute  l’hypocrisie qui accompagne le prêt à penser économique qui accompagne les analyses libérales des politiques agricoles et alimentaires.  Séronie avance que, pour que nous consommions plus de produits français, « il faut agir à la fois sur le consentement à payer un peu plus des consommateurs » tout en faisant « baisser le coût du travail ». Typique des contradictions permanentes dans la réflexion des économistes libéraux, il déclare ainsi, dans la même phrase, que le salaire des travailleurs (notamment de l’agriculture et de l’agroalimentaire) devrait donc baisser tout en souhaitant que ces mêmes travailleurs (ils mangent eux-aussi !) consentent à payer plus cher pour manger Français. Gagner moins pour manger mieux : voilà qui pourrait servir de joli slogan de campagne à certains ! 

Assurément, la souveraineté alimentaire est d’abord un combat politique.









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