Où va le marché européen de l'électricité ?

 C’est toujours à bonne distance d’un débat public ouvert et de toute exigence démocratique que se poursuivent les négociations sur l’avenir du marché européen de l’électricité. En septembre, le Parlement européen a été soigneusement empêché de débattre sur le fond du projet de la Commission. Et à la veille du conseil européen Énergie de ce 17 octobre, qui doit décider des futures règles applicables en matière de définition des prix et de soutien aux investissements dans les systèmes de production électriques, la France avance à reculons. Pris dans ses propres contradictions idéologiques, le pouvoir français semble prêcher la régulation du marché et le soutien à son mix électrique décarboné grâce au nucléaire historique, mais sans avoir le courage politique de revenir frontalement sur 30 années de folle libéralisation du marché de l’électron depuis l’adoption du traité de Maastricht. Dans ce cadre, dire que la marge française de négociation est étroite relève de l’euphémisme. Surtout quand on sait que nos « partenaires » européens n’attendent que d’achever la « bête française » et son système historiquement construit sur une maîtrise des prix et une grande entreprise publique intégrée, EDF, avec son programme hydraulique et électronucléaire la plaçant, de fait, au sommet des mix électriques les moins émetteurs de CO2 d’Europe et avec les prix de production les mieux contenus. Il ne fait aucun doute que derrière le paravent d’une meilleure protection des Européens face aux envolées spéculatives vécues ces deux dernières années, sur fond de guerre en Ukraine, l’obsession d’un grand nombre d’Etats est encore et toujours de faire la peau au trublion électrique français. A commencer par nos amis allemands, dont l’obsession tient avant tout au maintien de la compétitivité-prix de leurs outils industriels. 

 Le Président de la République a beau sauter comme un cabri en affirmant qu’en cas de désaccord, il prendra lui-même à l’échelon national « le contrôle du prix de l’électricité », rien ne semble vraiment bouger. Nos chers pays concurrents tiennent le cap sur tous les plans : ne pas ouvrir de brèches dans la sainte concurrence qui pourrait entraver les boulimiques opérateurs commerciaux et financiers de la rente électrique ; ne pas intégrer le nucléaire historique, ni le nucléaire du futur (4ème génération), dans les outils de sécurisation et de modération du coût des investissements productifs. La bataille la plus rude semble porter sur les « contrats pour différence » (CfD en anglais), contrats censés garantir la couverture des coûts d’investissement et d’exploitation des actifs par un mécanisme de prix de référence. La France se bat ainsi pour que le nucléaire existant soit inclus dans ces mécanismes de pilotage des prix.

 Mais cet enfermement des négociations dans l’amélioration des seuls outils de marché est-il vraiment à même de régler les problèmes de fond ? On peut en douter. D’abord parce que la dite « réforme structurelle » du marché européen de l’électricité ne fixe aucune ligne claire sur la sortie des fossiles du mix électrique. On préfère pallier aux « défaillances de marché », si chères aux adeptes du néolibéralisme, plutôt que de tordre le cou au carbone. Il faut croire que les mix électriques de beaucoup de pays européens vont continuer de sentir le gaz (ou le charbon) à plein nez, et pour longtemps, car la décorrélation des prix de l’électricité de celui des combustibles fossiles semble s’être comme dissipée dans les couloirs de la commission et du Parlement. Le mécanisme de fixation du prix de marché fondé sur le coût marginal, c’est-à-dire sur le coût de production de la dernière centrale mise en route pour couvrir la demande électrique (principe dit du « merit order »), le plus souvent une centrale à gaz, n’est d’ailleurs pas vraiment remis en cause. En l’état, le paquet de mesures inclus dans le projet de réforme de la Commission n’apporte aucune garantie sérieuse sur ce point, ne contribuant ni à poser cet engagement, ni à définir un vrai cadre de régulation permettant de s’affranchir de ce risque. Aussi, si une première ligne rouge de la France dans les négociations devait être fixée, ce serait de s’assurer de cet élémentaire engagement à la fois climatique et de lutte contre la spéculation sur les prix de marché. 

 Le deuxième ressort caché de ce projet de réforme, c’est sa transformation en moyen déguisé de couverture des risques économiques d’investissements, passés ou à venir, qui ont contribué  et contribueront à accroître notre dépendance aux fossiles. Il s’agit d’abord pour certains de compenser la lourdeur des coûts de substitution par des moyens pilotables (essentiellement des centrales à gaz) pour couvrir l’intermittence des nouvelles renouvelables. Pire, telle que la réforme est présentée, il n’est prévu aucune prise en compte des surcoûts imposés pour pallier l’intermittence de l’éolien ou du solaire par les producteurs historiques comme EDF, ou pour ne plus transférer la totalité des coûts d’adaptation et d’extension des réseaux sur les usagers finaux. Pour être encore plus direct, les Européens et les Français devraient continuer à compenser les errements énergétiques et géopolitiques de l’Allemagne comme celle d’autres partenaires européens, qui se sont littéralement vautrés dans la frénésie gazière pour chercher à compenser la variabilité accrue dans la production de leur mix électrique due à l’intégration forcée des renouvelables. Laisser-faire une telle dérive devrait constituer une deuxième ligne rouge pour la France.  

 La troisième ligne rouge devrait porter sur  la priorité à donner en termes d’investissement au renforcement des capacités de chaque Etat à sécuriser, maîtriser et décarboner leurs propres mix électriques. A ce titre, l’énergie nucléaire doit impérativement pouvoir bénéficier des mêmes mesures de soutiens que les énergies renouvelables dans tous les pays européens, en particulier pour les outils de financement de long terme, qu’il s’agisse des contrats de long terme (PPA), des contrats pour différence (CfD) mais surtout des outils de financement publics qui pourraient être mis en place pour favoriser la transition énergétique et la neutralité carbone. La Banque Centrale Européenne (BCE) et la Banque Européenne d’Investissement (BEI) doivent jouer pleinement leur rôle dans ce domaine absolument stratégique que constitué la sécurisation des outils de production décarbonés et pilotables.

 Il faut ajouter sur ce point que l’optimisme, y compris ministériel, qui se dégage des échanges que nous conduisons avec nos partenaires européens quant à la capacité des interconnexions transfrontalières de prévenir les risques d’approvisionnement, est tout à fait contradictoire avec les réalités qui remontent du terrain. Car au contraire, ces interconnections peuvent devenir un facteur d’instabilité par le manque prévisible de moyens pilotables, qui ne peuvent aujourd’hui être compensés ni par les ENR intermittentes, ni par des solutions techniques de stockage efficaces. Nous savons par contre que la poursuite de politiques non-coordonnées des Etats laisse présager d’un effondrement des capacités pilotables dans la prochaine décennie en Europe. Ce constat appelle donc vraiement à laisser la possibilité à chaque pays, en fonction de son mix, d’agir le plus efficacement pour la maîtrise de son mix, avec le financement de toutes les énergies décarbonées, nucléaire inclus, j’ajouterai même, nucléaire de quatrième génération inclus. Il appelle de la même façon à permettre à chaque Etat de bénéficier de coûts et d’outils de détermination des prix correspondant aux coûts de production de son mix. C’est le moyen le plus efficace pour lutter contre la volatilité des prix qui est un danger majeur pour nos économies comme pour les conditions de vie de nos concitoyens. 

 Enfin, la dernière inquiétude porte sur la réelle volonté politique du Gouvernement et du Président de la République de conforter la stabilité de notre système électrique national et d’apporter de la visibilité et de la sécurité sur les prix au service de tous les usagers. C’est sans attendre une quelconque fumée blanche de la part de la Commission, ou subir les pressions d’autres Etats et celle des requins de la rente électrique, que la France doit arrêter elle-même au plus vite les modalités les plus efficaces pour assurer sa propre souveraineté électrique. Depuis 20 ans, jamais le travail d’analyse et de propositions parlementaires n’a été aussi fourni sur ce point : que ce soit suite au travail exceptionnel de la commission d’enquête parlementaire visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France conduite par Raphaël Schellenberger et Antoine Armand à l’Assemblée nationale ; celui de la mission d’information transpartisane sur les conditions d’utilisation de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) confiée à Dominique Estrosi Sassone et Fabien Gay ; plus récemment, avec les travaux des deux missions d’information au nom des deux commissions des affaires européennes de l’Assemblée et du Sénat portant sur la réforme du marché de l’électricité de l’Union. 

Si la volonté du pouvoir est d’agir plutôt que de marmonner à l’oreille de la Commission, qu’attendons-nous pour sortir au plus tôt du scandale d’Etat que constitue l’ARENH ? Qu’attendons-nous pour définir, au plus tôt, des règles justes incluant l’indispensable sécurisation des investissements durables d’EDF et un renforcement des sanctions jusqu’à l’interdiction d’activité des parasites opportunistes de la rente électrique, ces acteurs sans foi ni loi ? Sur ce point, les pistes avancées pour 2025 doivent clairement sortir de l’entre-soi des cabinets ministériels et des couloirs de la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) ou de ceux de l’Agence européenne pour la coopération des régulateurs de l’énergie (ACER). Ils doivent être débattus publiquement avec l’ensemble des Français, avec les agents et salariés du secteur électrique, avec les représentants parlementaires. Il faut lever le voile sur les intentions de chacune et de chacun. C’est cela la responsabilité d’un pouvoir qui se dit attaché au débat démocratique, quel que soit son tropisme idéologique. Et c’est dans un tel cadre que le Parti Communiste Français, ses militants et élus sont prêts à débattre ouvertement, avec tous, de choix aussi déterminants que la reconstruction d’un vrai service public unifié de l’électricité autour d’EDF désormais renationalisé, du retour de prix règlementés pour tous couvrant les vrais coûts de production, de la relance du programme électronucléaire incluant notamment le nucléaire du futur, d’outils de coopération européenne et de protection contre la volatilité des marchés et les risques géopolitiques…

Répondre au défi climatique, garantir la sécurité et la souveraineté énergétiques de notre pays et de l’Europe suppose de faire des choix stratégiques, des choix forts, des choix partagés… Bref, d’avoir le courage politique de mettre réellement le fond des enjeux énergétiques sur la table des Français.





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