Les
Etats Généraux de l’Alimentation, grande promesse du candidat Emmanuel Macron du
printemps 2017, étaient annoncés comme le grand renversement dans la
construction des rapports économiques entre les agriculteurs et les acteurs de
l’industrie agroalimentaire (IAA) et de la grande distribution. En ce mois de
septembre 2018, à l’heure de l’atterrissage politique avec le vote définitif duprojet de loi « pour l’équilibre des
relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une
alimentation saine et de qualité », l’ensemble du monde agricole juge très
sévèrement le grand écart avec les annonces initiales. Et pour cause, l’extrême
technicité juridique des quelques 60 pages du texte a bien du mal à masquer
l’extrême faiblesse des outils et des moyens publics mis en place pour « renverser la logique de construction des
prix ». En omettant volontairement d’agir sur les causes profondes des
déséquilibres économiques et commerciaux du secteur agricole et alimentaire, il
semble en effet bien difficile d’opérer la « révolution » tant
promise. Car le déni de réalité porte avant tout un nom : la poursuite
effrénée de l’ouverture du marché agricole européen.
L’analyse,
même incomplète, des logiques de croissance des importations alimentaires qui
résultent de ce choix politique assumé, permet de mieux comprendre l’hypocrisie
du discours politique porté par le pouvoir. Car les importations constituent
aujourd’hui un des leviers majeurs – pour ne pas dire essentiel – des groupes
transnationaux de l’industrie agroalimentaire et de la distribution pour
assurer leurs stratégies de marges et de rentabilité financière. L’essentiel du
travail de communication politique des derniers mois a ainsi consisté à
entretenir l’illusion d’un volontarisme au service des producteurs qui s’opérerait
sur la base d’une simple évolution du droit commercial interne, mais en occultant
le fond du contenu des politiques économiques soutenues au niveau communautaire
et international. Un grand écart que résumait fort bien le journaliste Gérard
Le Puill dans L’Humanité du 24 mai 2018 sous la forme interrogative :
« Peut-on promettre des prix rémunérateurs aux paysans et augmenter les
importations ? »
Des importations alimentaires qui
explosent
Présentons
donc d’abord quelques éléments de constat. Alors que la balance commerciale
française poursuit sa dégradation globale (comme en témoignent les dernièresdonnées de juin 2018 des services des Douanes), le secteur agricole et
agroalimentaire est toujours un moteur d’équilibre, troisième excédent
commercial en valeur à 5,7 milliards d’€ en 2017. Mais le moteur tousse, et le
fléchissement notable n’est pas dû à la perte de capacité exportatrice de la
France (en hausse quasi-constante à 60,4 milliards d’€ en 2017), mais bien à la
très forte croissance parallèle des importations de produits agricoles et
alimentaires à 54,8 milliards d’€ en valeur en 2017.
En
5 ans, la progression des importations en valeur approche les 9 milliards d’€.
L’analyse plus précise du contenu de ces importations permet aussi d’avoir une
image assez précise des mécanismes économiques et commerciaux à l’œuvre. Cette
croissance porte fortement sur les produits bruts. Non seulement la progression
des importations de fruits s’accélère en particulier depuis 2010 pour atteindre
les 4,5 milliards d’€ en 2015, mais le secteur des viandes et des abats,
jusqu’alors plus épargné progresse aujourd’hui aussi très fortement à 4,4
milliards d’€ en 2015 (dernières données AGRESTE). Au sein de la filière
« viandes », l’exemple de l’évolution des importations de poulet, un
des seuls marchés de la viande en progression en terme de consommation ces
dernières années, est particulièrement démonstratif des stratégies financières
de l’aval du secteur. Les volumes d’import ont quasiment triplé en 15 ans, de
188 000 tonnes par an en 2000, à près de 533 000 tonnes en 2015. Cette
même année 2015, 43 % du poulet consommé n’était pas produit en France. Les viandes de volaille d'importation en
restauration hors domicile représentaient 60 % de l'offre, et plus encore sur
le segment du poulet standard (80 %). Pour des filières déjà historiquement très touchées comme la
filière fruits et légumes, la part des importations dans la consommation
annuelle est tout simplement sidérante : la France importe aujourd’hui 40
% de ses fruits et légumes.
Alors
que notre pays compte tous les atouts et toutes les complémentarités
agronomiques pour produire sur son propre territoire l’essentiel de ses fruits
et légumes, pour élever ses poulets avec
ses céréales, ces données révèlent l’ampleur de la réorientation économique à
l’œuvre autour de la mise en application de stratégies très agressives
d’importation par les grands opérateurs économiques nationaux et européens du
secteur.
Des choix politiques assumés en
faveur des stratégies de rentabilité financière des IAA et de la grande
distribution
En
surfant sur l’achat de produits agricoles à très bas prix, et par conséquent à
très bas salaires, sans aucune exigence quant aux conditions sociales,
environnementales et sanitaires, la guerre de « profitabilité » que
mènent les grands groupes transnationaux s’appuie sur la conquête permanente de
marges sur la transformation et la distribution. Et cette stratégie d’importation
se construit sur deux pieds : une concurrence communautaire en l’absence
d’harmonisation des conditions sociales et environnementales de production au
sein de l’UE, et une concurrence extra-communautaire avec le déploiement récent
de nouveaux accords de libre-échange. Les taux de marge élevés sur ces produits
importés, permettent également le déploiement de toute une panoplie d’outils
marketing, depuis la simple promotion ponctuelle jusqu’à la construction
d’allégations qualitatives trompeuses. Qui n’a pas été au moins une fois dupé
par ces linéaires de conserves de haricots verts « extra-fins » et
« rangés à la main », mais tous produits et transformés à Madagascar
ou au Kenya ? Qui n’achète pas au quotidien ces cornichons
« tendres » et « extra-fins » dont la production a été
quasiment intégralement délocalisée en Chine et en Inde au début des années
2000 ?
L’extension
de cette seule logique de rentabilité dans le secteur alimentaire a été
encouragée par des choix politiques nationaux et européens très forts ces 15
dernières années. En France, la loi « Chatel » et la loi de
modernisation de l’économie (dite LME) de 2008, directement inspirée des travaux de la Commission Attali « pour le libération de la croissance française »
dont un des rapporteurs n’était autre qu’Emmanuel Macron, ont servi d’appui
pour accentuer la pression sur les fournisseurs dans les négociations commerciales. Réforme de la PAC
après réforme de la PAC, l’ouverture aux marchés mondiaux de toutes les
productions avec l’abandon progressif de l’ensemble des outils de gestion des
volumes et d’intervention sur le marché européen a clairement fait le lit de
rapports de force toujours plus déséquilibrés pour les producteurs nationaux.
Aujourd’hui,
la conduite de négociations d’accords de libre-échange bilatéraux de l’UE avec près
d’une douzaine de pays dans le monde est une nouvelle étape dans l’ouverture
aux importations au service des transnationales des IAA et de la distribution.
En tant qu’accords globaux, le secteur agricole y ait clairement marginalisé,
et utilisé par la Direction Générale du Commerce de la Commission Européenne
(DG Commerce), en charge des négociations, prioritairement comme une monnaie
d’échange permettant l’ouverture commerciale aux autres secteurs. Le
Commissaire européen à l’agriculture, Phil Hogan, auditionné le 10 octobre 2017
par l’Assemblée nationale sur les conséquences du traité de libre-échange avec
le Canada (CETA) en convenait d’ailleurs très librement en ces termes :
« il faut faire des compromis et des
concessions en matière agricole pour que les secteurs financiers et
industriels, créateurs d’emplois en France comme ailleurs en Europe,
bénéficient également de ces accords ». De quoi justifier sans
rechigner l’arrivée sans droits de douanes de 50 000 tonnes supplémentaires
de viandes bovines canadiennes d’animaux engraissées aux farines animales et
aux antibiotiques et de 100 000 tonnes supplémentaires, essentiellement d’origine
brésilienne, dans le cadre de l’accord avec les pays du MERCOSUR à l’heure des
scandales sanitaires sur des viandes avariées écoulées sur le marché mondial. Et
que dire de l’ouverture des négociations avec l’Australie et la
Nouvelle-Zélande, deux pays qui ont déjà inondé le marché de la viande ovine en
Europe ces 20 dernières années, mais qui ne manqueront pas de faire valoir leurs
nouveaux intérêts.
Un contresens agricole et
alimentaire jamais évalué
L’ouverture
tous azimuts aux importations d’un secteur qui répond à un besoin fondamental
de l’humanité est révélatrice de la pression accrue du capital sur l’ensemble
de l’économie européenne. Cette pression se fait au mépris de toutes les conséquences
alimentaires, sociales, territoriales, économiques, écologiques et climatiques de
ces orientations. L’essentiel des « coûts » réels de cette fuite en
avant vers la dépendance alimentaire européenne sont cachés. Qu’il s’agisse de
la dégradation de la qualité gustative, nutritionnelle et sanitaire des
produits, du glissement vers des modes de consommation défavorables à la santé,
du soutien à des modes de production construits sur la spécialisation,
l’intensification et l’utilisation massive d’intrants, de l’encouragement actif
au changement d’affectation des sols avec la déforestation et ses effets
multiplicateurs sur les émissions de CO2, de la remise en cause à large échelle
des surfaces d’agriculture vivrière dans les pays du Sud, de l’accaparement des
terres et de la spéculation foncière… difficile de trouver les traces d’une
évaluation sérieuse et publique de ces impacts dans la littérature libérale de
la Commission !
Et
quand bien même une analyse d’impact est instruite, comme pour les accords de
libre-échange en cours de négociation, elle se limite à la classique (et très
contestable) expertise « coûts/avantages » sur la balance commerciale
des filières. Comme le souligne le dernier rapport d’information « pour une agriculture durable pour l’Union
européenne » présenté le 31 mai 2018 par les députés André Chassaigne
et Alexandre Freschi devant la commission des affaires européennes de
l’Assemblée nationale, la DG Agriculture de la Commission européenne a bien
rendu publique une étude « sur
l’impact économique cumulé » des (12) futurs accords commerciaux sur
l’agriculture européenne d’ici 2025. Ses conclusions avancent non seulement un
impact négatif pour l’essentiel des filières, en particulier pour les viandes
bovines et ovines, mais surtout elles ne font jamais le lien direct avec sa
traduction sur la réalité humaine, sociale, économique, territoriale et
environnementale.
Contrairement
à l’image de « réalisme économique » si souvent véhiculée, on n’importe
pas seulement des « produits agricoles », on délocalise surtout à bon
compte l’ensemble des facteurs de production, tout en déstructurant des
systèmes agricoles historiquement construits et qui peuvent être par ailleurs
soutenus par des politiques publiques comme la PAC. Pour donner une
illustration parmi d’autres de ces implications, une estimation reprise notamment
par le think tank Momagri évaluait en 2008 à 35 millions d’hectares de terres
agricoles l’équivalent en termes de surfaces de production des importations
agricoles de l’UE. Ces « terres virtuelles » représentaient alors 35
% de l’ensemble de la surface agricole utile européenne. Où en sommes-nous 10
ans plus tard ?
Gagner la perspective d’une
nouvelle Politique Agricole et Alimentaire Commune
En
faisant le choix de valoriser sur le marché européen des productions importées,
en substitution de productions européennes, l’UE atteint délibérément à l’ensemble
de l’agriculture communautaire, aux principes fondateurs de la PAC et à toute
ambition de transition agricole et alimentaire vers des systèmes durables,
créateurs de richesse et d’emplois pérennes.
L’urgence
est à remettre sur pied la perspective d’une véritable Politique Agricole et
Alimentaire Commune (PAAC) alors que la voie du libre-échange est poussée comme
une solution alors qu’elle est aujourd’hui le problème. Cela implique une
première rupture politique à conquérir aux côtés des actifs agricoles, de leurs
représentants syndicaux et des citoyens européens : la reconnaissance
d’une exception agricole, d’une exclusion du secteur agricole des accords de
libre-échange et l’indispensable besoin d’une coopération basée sur des
objectifs communs et partagés. Tandis que l’horizon qui se dégage des
propositions de la Commission européenne pour le PAC 2020-2025 est celui d’une
renationalisation marquée des politiques agricoles, le premier risque est de
voir s’amplifier encore les concurrences intracommunautaires, et la fuite en
avant des Etats vers des politiques de « compétitivité » toujours
plus agressives, poussés en cela par leurs champions nationaux du secteur.
Cette
conquête d’une vision commune se doit d’éviter l’écueil des raccourcis et des
simples injonctions au regard de la situation réelle de l’agriculture
européenne comme nationale, et de la dégradation marquée et continue des
agrosystèmes à l’échelle mondiale. Elle est indispensable pour progresser vers
d’autres avancées telles que l’harmonisation des normes sanitaires et
environnementales et la lutte pour une protection sociale de haut niveau pour
tous les travailleurs de l’agriculture et de l’agroalimentaire.
Bien
entendu, et de façon complémentaire, notre projet de PAAC doit aussi pouvoir s’articuler
autour de propositions plus concrètes et spécifiques : le maintien d'un budget
fort et solidaire, la réorientation du premier pilier au profit d'un soutien à
l'actif, à l'installation et à la montée en gamme des productions, le retour de
mécanismes de régulation des volumes et des marchés, la définition de nouveaux
outils en faveur de garanties de revenus, des soutiens spécifiques à l’échelle
européenne pour le transfert des pratiques agricoles durables sur chaque type
de production.
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